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4 juin 2012 1 04 /06 /juin /2012 06:04

Sourions un peu. Depuis mon entrée dans l’Ordre maçonnique, j’ai toujours été intrigué par l’un des « symboles » qui nous sont le plus familiers :

 

J’ai lu, comme tout maçon, les développements imaginatifs des inévitables Boucher, Plantagenet, Bayard, et autres Wirth, aujourd’hui rafraîchis par I. Mainguy.


C’est ainsi qu’une première explication, d’inspiration opérative, consiste à voir dans cette cordelière, la « corde à nœuds » des bâtisseurs de cathédrales, instrument qui permettait aux Maîtres d’Oeuvre de tracer et de reporter des proportions sans recourir aux mathématiques ni à la géométrie.

Je me suis livré à quelques exercices qui donnent en effet l’angle droit avec une simple cordelière à nœuds.


Mais, s’il s’agit de reproduire l’outil de ces géniaux illettrés aux mains calleuses, n’aurait-il pas comporté quelques bons nœuds bien serrés au lieu de ces frivoles lacs d’amour et de ces féminines houppes dentellées ?

Je n’étais pas du tout convaincu par cette interprétation.


Je n’ai pas non plus été convaincu par les dissertations fumeuses portant sur le « symbole de l’infini » ni sur celui du « nombre huit couché ou paresseux » que certains décèlent dans les lacs d’amour.

Bien moins encore par la nécessité, présentée souvent comme impérieuses, de tracer trois lacs d’amour au premier grade, cinq au deuxième et sept au troisième !

Une autre école nie farouchement cette nécessité, et une « sous école » prétend au contraire que les lacs doivent aller par douze, en l’honneur du Zodiaque qui comporte douze signes, voire même en souvenir des douze apôtres…

Une abondante iconographie, aussi incohérente que les diverses théories qu’elle prétend illustrer, nous est offerte en témoignage de l’infinie capacité imaginative de nos frères et sœurs.


Je finis par me demander de quoi il pouvait bien être question, si l’on abandonne l’univers mythique si cher à nombre d’entre nous, et si l’on envisage le symbole sous un angle purement historique et factuel. D’où vient-il ? Que tente-t-il d’exprimer ?

Il s’agit d’une cordelière comportant un certain nombre de nœuds plats (de deux au minimum à douze au maximum !), terminée à chacune de ses deux extrémités par une houppe.

En Belgique, une houppe est qualifiée de « floche », telle celle qui ornait les bérets de police des soldats d’avant la guerre de 1940, à la façon d’un chasse-mouche. Chaque régiment avait sa couleur, semble-t-il. En Maçonnerie, cette cordelière délimite les faces Nord, Est et Sud des tableaux de loge français, car les Anglais ignorent cette cordelière qui se répandra dans les tableaux de toute l’Europe au départ de la France.


Une houppe, depuis que ma grand-mère m’a initié aux contes de Perrault et plus particulièrement aux aventures de Riquet à la Houppe, est une touffe de brins de laine, de soie, de duvet ; définition plus élégante encore due au petit Larousse, c’est « un petit bout de ruban effiloché qui s’échappait du ferret de l’aiguillette » !

La houppe (ou houpe au XVIIIe siècle) est donc l’extrémité de la cordelière, et non la cordelière dans sa totalité.

On a donc pris la partie pour le tout, et la « houppe » française, à l’origine, est bien l’équivalent de la « floche » belge !


Mais pourquoi qualifie-t-on, en maçonnerie, cette houppe de « dentellée » ?


Retournons cette fois au petit Robert qui nous dira : « dentellé : tissu très ajouré, orné de dessins, et qui représente généralement un bord dentelé ».

Ce n’est donc pas la bonne piste, car ceci ne nous éclaire en aucune façon. Que viendraient donc faire ces décoratives et frivoles dentelles sur un très sérieux tableau de loge, même pour accompagner une houppe ?


Cherchons plus loin. « Dentelé : qui présente des pointes et des creux.

Voir indentation. Feuille dentelée ou dentée ».

Que viendrait faire sur nos tableaux, dont on sait qu’ils représentent le Temple de Salomon, d’une part une bien inconcevable dentelle, et d’autre part « une floche avec des pointes et des creux ? ».

En français, cela n’a aucun sens précis, et ne possède pas le moindre rapport avec la construction que je viens d’évoquer.

 

Alors, où se situe la première apparition de l’expression « houppe dentelée » et quel pouvait être son sens à l’origine ?

A ma connaissance, c’est très probablement le fameux Louis Travenol (dit aussi Léonard Gabanon) qui, en 1744, publia pour la première fois en France une représentation de tableau de loge, dans une divulgation intitulée : « Le Catéchisme des Francs-Maçons ».


Trois autres divulgations l’avaient précédée : « La Réception d’un Frey Maçons » en 1737, « La Réception Mystérieuse » en 1738 et « Le Secret des Francs-Maçons » en 1742. Nous reproduisons ici le premier tableau de loge au grade d’Apprentif-Compagnon probablement jamais révélé au grand public français.

En n° 15, la légende de ce tableau porte : houppe dentellée. Voici donc la première référence, semble-t-il.


Comme toujours, pour percer les mystères des sources françaises de la Franc-Maçonnerie, retournons aux premières pratiques maçonniques anglaises qui se répandirent à Paris, afin d’y trouver, éventuellement, une version intacte d’une pratique mal comprise ou mal traduite chez nous. Et c’est bien le cas ici !


Donc, en 1742, l’abbé Pérau publie « Le Secret des Francs Maçons ». Il se base sur le texte anglais d’une divulgation célèbre et importante : « Masonry Dissected », publiée en Angleterre en 1730 par Samuel Prichard. Mais les connaissances linguistiques du bon abbé sont assez limitées, et ses traductions approximatives.

 

Par exemple, sous sa plume :

Mosaïck Pavement devient Palais mosaïque

Blazing Star devient Dais constellé d’étoiles

Intended Tarsel devient Houpe dentellée

Tarsel n’existe pas dans les dictionnaires contemporains. L’erreur de Pérau provient peut-être d’une mauvaise lecture et d’une confusion qu’il aurait commise avec Tassel , qui signifie gland, et donc avec tasselled, orné de glands.


Que dit le texte original de Prichard en 1730, qu’il n’est pas nécessaire de traduire, tant il est accessible :

Q : Have you any furniture in your lodge ?

A : Yes.

Q : What is it ?

A : Mosaïck pavement, Blazing Star and Indented Tarsel.

Q : What are they ?

A : Mosaïck Pavement, the ground Floor of the Lodge ; Blazing Star, the Center ; Indented Tarsel, the Border round about it.

Donc, le pavement mosaïque constitue le sol de la loge ; l’Etoile flamboyante en est le centre ; le Tarsel « denté » en est la bordure “ tout autour”.

 

Comme on le sait, la bordure des tableaux de loge anglais comporte presque toujours une frise composée de triangles blancs et noirs alternés, ou de carrés blancs et noirs coupés en diagonale, disposés comme des dents, c'est-à-dire « indented ». Les tableaux de loge français de la même époque qui ont repris cet usage anglais sont extrêmement rares.

Nous en publions un exemplaire ci-contre. De nos jours, une survivance inaltérée peut être vue sur « les tapis » de loge du Rite Ecossais Rectifié, qui a conservé intacts ses usages de 1778.


L’usage français au premier grade veut donc, depuis Pérau probablement, que ce que l’on appelle improprement « la houppe dentellée » représente une corde, pourvue de plusieurs nœuds plats, et terminée par deux « floches », soit deux glands effilochés. De nombreuses divulgations ultérieures, de nombreuses gravures et de nombreux rituels reprendront la même expression qui, en dépit de son illogisme et de sa totale incorrection, va constituer au fil du temps un usage établi, aussitôt baptisé « tradition ». Et ceci n’est pas un cas isolé. L’enlèvement des gants blancs pour la chaîne d’union est, à mon avis, une dérive occultiste subie par nombre de rationalistes.


Pourquoi donc les premiers maçons français en sont-ils venus à remplacer la « bordure dentée » des tableaux anglais par une corde baptisée « houppe dentellée » de la plus bizarre des façons qui soient ?


En France, dès 1744, la « houppe dentelée » constitue un ornement surajouté aux tableaux de loge, si on les compare aux tableaux anglais contemporains. Ces derniers ignorent la houppe de nos jours comme ils l’ont du reste toujours ignorée.

C’est là incontestablement l’un des éléments originaux et constitutifs du « style » français, de « l’esprit » ou de la « spécificité » française, comme l’habitude curieuse de conserver le port de l’épée en loge , de même que celui du chapeau, voire encore une copie du cordon bleu très sélect de l’Ordre du Saint Esprit, usages répandus dans la bonne société qui fréquentait les salons.


Une lueur apparaît toutefois avec le célèbre Louis Travenol, alias Léonard Gabanon, qui, dans la seconde de ses divulgations publiée en 1747 : « La Désolation des Entrepreneurs Modernes du Temple de Jérusalem », décrit enfin la « houppe » comme : « une espèce de Cordon de Veuve qui entoure le haut du Dessein » (sic). Il est étonnant que Travenol soit le seul auteur français de cette époque qui ait envisagé cette explication à caractère héraldique.


Cette fort intéressante description coïncide chronologiquement avec une autre expression qui apparaît dans les rituels en 1745, en relation avec le récent grade de Maître maçon (vers 1725 à Londres) et qui qualifie les Maçons d’« Enfans de la Veuve » (sic) par allusion à Hiram, dont la Bible nous dit ( ch.VII, v.14 de Rois) qu’il était « fils d’un Tyrien et d’une veuve de la tribu de Nephtali ». On se souviendra avec amusement de l’affirmation comique d’un illustre représentant de l’école maçonnique mythique, qui faisait de cette expression un hommage à…la veuve d’Hiram !


Cet ornement, qui apparaît très tôt sur nombre de pierres tombales ou autres, mais qui accompagne aussi certaines armoiries civiles ou ecclésiastiques, va nous inciter à faire une incursion dans un domaine truffé de la symbolique la plus riche qui soit : l’Art héraldique. Et cette incursion va nous donner, avec beaucoup de simplicité, la clef de ce petit problème.


Dans son remarquable « Dictionnaire héraldique » paru en 1974, Georges de Crayencour décrit deux types de blasons qui vont nous éclairer ; le premier est celui des veuves. Il nous dit ceci : « Les Veuves portent deux écus : celui aux armes de leur mari et le leur ; tous deux accolés et entourés, à partir du XVIe siècle, d’une cordelière à entrelacs ou d’un cordon de soie tressé d’argent et de sable…La cordelière en filet à nœuds est une sorte de lacs d’amour…Il se distingue par la présence de trois nœuds serrés, mis en chef et les deux autres en flanc… ». Voici donc une première explication, tirée de l’Art héraldique.


Il en existe une seconde, provenant de la même source, mais plus surprenante, car elle se réfère, non plus de l’art héraldique propre aux veuves, mais bien à celui qui se rapporte aux ecclésiastiques, de l’un et l’autre sexe d’ailleurs. La correspondance entre les lacs d’amour des princes et princesses de l’Eglise et ceux des Francs-Maçons est assez piquante. Elle s’observe de nos jours encore aux frontons de nombreuses abbayes et de palais épiscopaux, sur les pierres tombales, innombrables dans les inégalables églises baroques des îles de Malte et de Gozo, où on les contemple dans leurs compositions de marbres multicolores, et en bien d’autres lieux encore.

 

Georges de Crayencour nous apprend que « le chapeau somme l’écu et son cordon garni de nœuds (ou ganses) et terminé par des houppes disposées en triangle, l’entoure…Sur la signification des nœuds et des houppes, les avis sont partagés »…On ne croit pas si bien dire, et voilà une perplexité que se partagent fraternellement éminences et francs-maçons !


De nos jours, la majorité des tableaux de loge de l’Europe continentale, dérivés de la maçonnerie française, portent en leur chef une harmonieuse « houppe dentellée ». Cet ornement est-il simplement esthétique ? Possède-t-il une autre signification, qui se serait perdue ? Résulte-t-il d’une simple erreur de traduction, bien bizarre, malgré la fréquence de ces dernières lors des premiers pas de la maçonnerie d’esprit français ?

Cette ravissante houppe provient-elle de la simple fantaisie d’un artiste maçon, qui a voulu « faire joli » ? Mais ce serait alors un cas unique dans l’iconographie maçonnique, qui fait allusion, de façon générale, à quelque sens caché décryptable par un petit nombre...


Regrettable dérive supplémentaire, à mon avis personnel, certains ateliers ont reporté la houppe dentellée sur la partie supérieure des parois septentrionale, orientale et méridionale de la loge (qui est devenue temple, comportant même un autel !), sous le plafond. Elle est, de surcroît et trois fois hélas, souvent assortie d’un ensemble zodiacal, pour moi très incongru mais dont on trouve qu’il fait très « opératif ». Ce qui démontre bien à quel point une « tradition » peut être évolutive…Cet ensemble composite symbolise, dit-on, l’union universelle des francs-maçons ! Voilà comment une pauvre petite veuve peut se faire faire une prolifique descendance, grâce à l’imagination de ses « enfans ».


La confusion entre la fine houppe dentellée héraldique et la grosse corde à nœuds des compagnons bâtisseurs est ici, de toute évidence, à son comble. Cette corde à nœuds est autre chose, et j’ai fait moi-même la démonstration de la construction de l’angle droit grâce à la simple corde à douze nœuds, ayant recours au carré de l’hypoténuse par 3, 4 et 5 nœuds. Mais cet instrument opératif n’a absolument rien à voir avec le débat sur la houppe !


Revenons à la question : disposé en chef sur le tableau de la loge, comportant originellement deux lacs d’amour qui s’aimèrent à ce point qu’ils en compteront bientôt douze, que peuvent bien symboliser ces élégants entrelacs aux yeux méditatifs de nos Frères et Sœurs contemporains ?


On peut y voir, et c’est mon cas, bien autre chose qu’un simple ornement héraldique, ce qu’il n’a jamais été en maçonnerie, à mon sens. Car il serait, dans cette dernière hypothèse, le seul élément à n’avoir qu’une fonction esthétique, ce qui constituerait un cas sans pareil parmi les éléments constitutifs du tableau de loge. Cette interprétation est donc invraisemblable et, à mon humble avis, à rejeter.


Le choix délibéré de ce cordon rappelle au Maçon que le tableau de la loge synthétise, tel un blason, l’ensemble des éléments symboliques concernant le grade pratiqué. Toutefois, un élément majeur relatif au grade de Maître est déjà présent dès le tableau du grade d’Apprenti.


En effet, pareille anticipation est parfois le cas d’un grade initiatique à un autre, où ce qui ne sera explicité que dans tel grade se trouve déjà en germe, non ostensiblement, dans tel autre grade qui le précède. Par exemple, au XVIIIe siècle, le tableau de loge du Rite Français au grade d’apprenti comporte déjà une étoile flamboyante, mais non explicitée.


Quant au « cordon de la Veuve », il rappelle au Maître Maçon que tous, par Hiram qui vit éternellement en nous, nous sommes les « Enfans de la Veuve ». Ceci est immédiatement perceptible dans une société de classes, telle celle du XVIIIe siècle, où l’héraldique est largement répandue et familière à tous, et sert aussi de moyen d’identification ; cet art est alors couramment et banalement pratiqué avec des sens d’identification connus de tous.


Les symboles sont parlants, même si leur langage s’apparente au double langage voire à la cryptographie ; le sens néanmoins se perd lorsque la société évolue, et que sa composition sociologique se modifie, en l’occurrence vers la démocratisation, dès l’instauration de l’Empire.

Les maçons du XIXe, du XXe et du XXIe siècle sont de moins en moins des familiers et des connaisseurs de l’art héraldique, sauf peut-être en Allemagne, en Espagne, en Autriche et en Suisse, où cet art est resté très vivace et populaire. Il n’est pas de municipalité ou de ville, dans les pays précités, qui n’arbore fièrement ses armoiries.


L’interprétation du « Cordon de la Veuve » qui est mienne me paraît plus enrichissante, au plan symbolique, que les dissertations réputées « ésotériques », sur les thèmes de l’universalité, du nombre huit couché (sic !), de l’Infini, du Zodiaque, des manouvriers maçons moyenâgeux « qui avaient des secrets venant des pyramides » (sic), des fils d’Isis, des Druides et je passe volontiers les Templiers, les Rose Croix et les Alchimistes !


Cette conclusion n’est bien entendu pas LA vérité. Si elle l’était, nous sortirions du cadre d’une philosophie interprétative pour entrer dans celui de la science, de l’emblématique, de l’allégorie, du sigle, de la pensée unique. Où serait dès lors le plaisir de la découverte et surtout, ce qui est encore bien plus enthousiasmant, la volupté de la recherche, voire la véritable « chasse au sens caché » qui devient l’incontournable double nature du maçon blanchi sous le harnais ?


« A chacun sa Vérité » dit une célèbre pièce de théâtre.

A quoi Ponce Pilate répond, du fin fond de sa Judée : « La Vérité ? Quelle Vérité »…avant d’aller se laver les mains, geste hautement symbolique !


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